Le Dernier Mot
Tout commença par une lettre – sans timbre, sans cachet – on était venu la déposer à la Maison de la Radio. Pascal Beretta la trouva dans son courrier : enveloppe rouge, écriture fine à l’encre de Chine ; elle contenait une seconde enveloppe, noire, faite de tulle et bordée de dentelle, comme découpée dans un voile de deuil. Pascal Beretta lut la lettre, mais il n’ouvrit pas la petite enveloppe – qu’il déposa dans un bac plaisamment étiqueté « Courrier en souffrance ».
...les bibliothèques regorgeaient d’auteurs disparus, et il suffisait de s’y rendre pour les exhumer.
No more reality
Les auditeurs étaient nombreux à soumettre leurs textes dans l’espoir que Beretta leur donne de l’éclat – et sa voix l’illusion qu’ils étaient bien écrits. Seulement, Beretta s’était fixé une règle : il ne lisait que les auteurs disparus. Il s’épargnait ainsi des contrariétés, des remarques désobligeantes et des conflits résultant de vanités blessées. Il partait du principe qu’un mort ne viendrait pas se plaindre d’une respiration trop brève ou d’un mot mal accentué, et aucun n’était jamais revenu pour crier à la trahison. Beretta disait toujours que la mort, entre autres avantages, avait cette heureuse faculté de dégonfler les ego. Quoi qu’il en soit, sa règle ne lui imposait aucune contrainte : les bibliothèques regorgeaient d’auteurs disparus, et il suffisait de s’y rendre pour les exhumer. Ils étaient la nourriture de Beretta, et, du Panthéon à la fosse commune, ils affluaient comme cochons à la Saint-Martin.
Beretta retourna le texte à l’expéditeur, un certain Bernard Guido, avec un petit mot qui rappelait le principe de l’émission et accusait une fin de non-recevoir. Il fallut deux jours à Guido pour forger sa réplique, qu’il glissa dans une enveloppe de correspondance ordinaire avant de la confier aux services de la poste. D’emblée, le ton s’annonçait moins enjoué ; Guido faisait part de ses griefs, se froissait de retrouver intacte sa petite enveloppe, s’indignait de ce que l’animateur n’ait pas lu son texte, et, par d’audacieux raccourcis, arriva au constat que Beretta méprisait ses auditeurs. Il ajouta qu’il jugeait sa règle parfaitement inepte et qu’il n’avait nulle intention de se tuer pour recevoir les honneurs de l’antenne. En conclusion, il invitait l’animateur à faire une exception, et il lui remit son texte en annexe.
Beretta était un homme poli – et sa conscience professionnelle irréprochable. Il rangea l’enveloppe dans un tiroir et répondit derechef à Guido. Pour mettre un terme à cette correspondance, il adopta un ton de circonstance, froid, distant, déterminé. Guido, piqué au vif, répliqua sur-le-champ. Il commença par écrire une lettre à la direction de la chaîne – qui refusa d’entrer en matière – puis, changeant de stratégie, il adressa un courrier personnel à Beretta, le priant d’excuser son insistance que légitimaient les « éblouissantes qualités » de son texte. S’il ne parlait plus explicitement d’une lecture radiophonique, Guido, par des voies détournées, réclamait maintenant l’analyse du critique, le jugement de l’honnête homme – en un mot, un pensum.
Ce jour-là, Pascal Beretta entra dans la résistance, déterminé à ne jamais – jamais – lire ce texte, mais bien résolu à répondre à l’auteur. […]

Le Dernier mot, in "No more reality", 2011